La pratique du yoga est une entrée sensible dans la matière du corps. Ce qui est proposé au corps sollicite la conscience, l’attention au ressenti, le développement de la proprioception. C’est un sixième sens qui fonctionne de lui-même. À l’aide de minuscules capteurs dans les articulations, il ajuste chaque mouvement du corps à l’espace environnant et au terrain sur lequel il se déplace pour en préserver l’équilibre, par exemple.
La pratique consciente du yoga développe cette proprioception. Qu’elle soit en mouvement ou immobile la posture est le lieu de réglages infimes en vue de favoriser le passage du souffle qui est comme la preuve de la bonne conduite de la posture. Egaliser l’appui d’un pied, déverrouiller l’assise de la tête sur les deux dernières cervicales, retrouver la direction de la pointe basse de l’omoplate, modifier légèrement celle du sacrum, changent parfois de façon radicale la respiration, comme si l’on ouvrait un robinet. Alors il n’y a plus qu’à laisser faire le flux naturel. Ce laisser-faire est un des éléments constitutifs de la posture. Il y a un temps pour le faire, - la mise en œuvre, l’ajustement -, et un temps pour le laisser-faire, - l’abandon, l’accueil -. Dans ce temps, on est au diapason avec la vie, c’est un temps d’émerveillement. Les forces conjointes du corps et de l’attention créent les conditions de la circulation libre du souffle dans les méandres du corps.
Chaque fois que l’on pratique il s’agit de recréer les conditions de cette libre circulation de la vie, de mettre de l’action dans l’inaction et de l’inaction dans l’action, comme nous l’enseigne un très célèbre texte ancien [1].
Dans une culture et un mode de société où l’homme ne croit qu’en lui et agit sans la sensation d’entrer en relation vivante avec les forces qui l’animent et l’entourent, c’est un vécu énorme : une instance de notre être s’épanouit dans le consentement, dans le « oui » simple à la dynamique propre à la vie.
Dans le courant des jours, le regard change : moins attaché, moins tendu sur les résultats, les acquisitions, les réussites ou les échecs, la valeur courante donnée aux choses. Cette instance de l’être, silencieuse et profonde, bat la mesure, bien au-delà du temps passé sur le tapis.
Le yoga propose des « exercices » au corps. Mais, par ce chemin qu’ils frayent au libre passage du souffle - et donc de tous les autres grands systèmes de circulation [2 ] - ces « exercices » concernent, sa physiologie profonde, ce qui le maintient vivant. L’observation attentive et détendue qui a permis cela, est aussi porte d’entrée dans la dynamique méditative. C’est ainsi qu’au fil des jours une intériorité se creuse.
L’intériorité est quelque chose de très concret. C’est le vécu d’un espace à l’intérieur de soi ; d’un espace ressenti consciemment. Parfois il est inconfortable, mais quand nous en sommes conscient, ce n’est déjà plus pareil, il ne nous projette pas de la même façon à l’extérieur, en quête, autour de soi, de ce qui pourrait assouvir un désir qui n’est que la gestion inconsciente de cet inconfort intérieur.
Parfois aussi il est confortable, habitable on a la sensation d’être posé, porté, stable.
Parfois aussi on est inconfortable, mais on reste avec ça et on ne fuit plus à l’extérieur, on l’accepte, on laisse faire la dynamique des choses.
Cet espace intérieur, qui se creuse, s’évide et se structure au fil des pratiques et des jours, détermine la présence, le sentiment à la fois d’être en soi et d’y trouver le recul nécessaire pour garder de l’espace dans la relation avec ce qui nous entoure.
[1] Bhagavad gītā.
[2] Sanguine, lymphatique, nerveuse.