Le yoga ne serait-il pas d’abord pas une expérience à faire ? N’entrerait-t-il donc pas en interaction avec ce que chacun est déjà et avec ce qu’il rencontre chemin faisant ? Ne serait-il pas une sorte d’activateur d’un changement, qui se fait de toute façon, mais différemment avec lui ?
Les huit premiers sūtra du quatrième chapitre disent que quand ce compostage est activé par les expériences de clarté mentale ou d’attention profonde[1], il donne à celui qui les a faites la capacité de faciliter un changement chez d’autres[2]. Mais qu’est ce qui aurait changé ? Si on écoute le texte, ne serait-ce pas une décrispation, une plus grande clarté sur ses propres enjeux qui rendrait possible d’être facilitateur pour les autres. J’emprunte ce terme à Carl Rogers qui disait : « que le meilleur facilitateur était celui qui permettait aux autres de réaliser qu’ils avaient agi par eux-mêmes », ce qui est aussi le sens de ce mot de cultivateur, employé au sūtra IV.3
Et quel est le sens du changement à favoriser sinon de se trouver plus libre de s’ajuster, pas à pas, à sa vie ; à ce dharma qui n’est ni un destin, ni une volonté qu’on imprime, mais le chemin que l’homme tout entier, et non une partie seulement (corps, sens, telle tendance qui sortirait renforcée), cherche à retrouver quand il l’a perdu, celui que murmure la petite voix intérieure que souvent il n’écoute pas.
Ainsi le yoga est-il défini comme un travail de clarification, de distanciation d’avec la partie la plus identitaire de soi-même, qui seule permet d’esquisser un geste vers l’autre sans projeter sur lui trop d’ombres ni de bonnes intentions.
Au sūtra IV.7 apparaît le mot yogi, pour la première et la dernière fois dans ce texte. Il désigne celui qui a ces qualités. Parfois on dit, « le yogi dont il est question ici, c’est le professeur, celui qui transmet à son tour ». Disons plutôt que les qualités de ce yogi sont comme la charte de déontologie de l’enseignant. Plus clair sur ses propres enjeux, il peut aider l’autre à percevoir les siens propres.
Mais autre chose peut nous aider à mettre en lumière la façon dont la transformation s’opère chez celui qui fréquente le yoga[3] et comment elle va donner forme à ce qu’il transmet. Ainsi la Taittirīya upaniṣad[4], à laquelle Desikachar aimait se référer, représente l’être humain par cinq oiseaux en vol, chacun représentant un de ses corps - ou une de ses facettes -.
Bien sûr chacun d’eux est sollicité, au cours du chemin que fait emprunter le yoga, le corps de nourriture (tangible), le corps de souffle (d’énergie), le corps de pensées (d’apprentissage), le corps de personnalité profonde et le corps d’émotion (dont la toile de fond est la grande joie d’être). Mais Desikachar nous invitait[5] à remarquer que yoga est le centre du corps de personnalité profonde, animé par la confiance, l’authenticité, et l’ajustement au monde dont nous venons de parler un peu plus haut, nommé ici svadharma.
Ainsi, une chose est de recevoir un enseignement, de le laisser traverser le corps sensible, le corps d’énergies, le corps d’apprentissage et de pensées, mais la réalisation du yoga est le fruit de l’expérience qui en a été faite, avec les particularités le plus authentiques, les croisements et les rencontres faites en chemin, les sujets d’intérêts de chacun.
C’est de cela dont nous nous mettons aujourd’hui à l’écoute.
Béatrice Viard
Moulis, mars 2023
[1] Je tente cet équivalent du mot samādhi.
[2] « L’initiateur du changement ne met pas en mouvement la nature, il n’agit qu’indirectement en favorisant son cours, comme le ferait le cultivateur. »
[3] Mais rappelez-vous le sūtra I.14 : « Cette fréquentation ne devient un support solide que s’il s’y engage pendant longtemps, sans interruption, avec respect (pour tous les aspects de son enseignement) et ardeur. »
[4] Il s’agit d’une upaniṣad fort ancienne datant du milieu du premier millénaire avant notre ère.
[5] Je rapporte cet enseignement dans Au-delà du corps, Cahier de Présence d’esprit n°8.