Desikachar : « Śraddhā n’est pas construit sur la racine verbale DHA- qui veut dire poser, mais sur DHṚ- qui veut dire porter, tenir. C’est tenir quoi qu’il arrive. Ce qui fait qu’on tient même quand il y a difficultés ou échecs. » [1]
PERSISTER OU CHANGER
Merveilleux sūtra I.20 qui pose comme accès à la Connaissance un concept à trois têtes : confiance/courage/mémoire. La confiance y donne le courage : virya, mot dont on retrouve la racine dans le nom de la posture virabhadrāsana, la posture du guerrier, et dans le mot français viril. Śraddhā donne donc l’énergie d’entreprendre, d’affronter et de résoudre ; de faire face à l’échec sans se défausser et de persister dans son désir sans se décourager. Le courage de donner le meilleur de soi-même, dans la connaissance de ses limites. Mais aussi, parfois de tout remettre en question et de changer, ce qui est un autre défi.
En fait, on retrouve ici les deux qualités conjointes de la posture telle que définie au sūtra II.46 : sthirasukha que l’on pourrait traduire par : « force/souplesse ». Śraddhā, ainsi définie, demande de la souplesse pour reconnaître ses erreurs, ne pas « s’entêter », faire des compromis quand ils sont nécessaires, changer son point de vue en gardant sa direction quoiqu’il arrive. La force et la souplesse y sont les deux revers d’une même médaille, comme la confiance et le courage.
Mais la mémoire là-dedans ?
Le projet du yoga est pour celui qui y adhère, une dés-identification, un dés-engluement des images qui constituent par accumulation celle que l’on a de soi. Une désaffection des images que nous projetons sur ce qui nous entoure pour « nous y retrouver ». Quelque que soit son medium – textuel, postural, respiratoire, méditatif – le pratiquant, parce qu’il n’attend rien parfois débusque, parce qu’il est attentif remarque, parce qu’il écoute entend les sous-textes de sa propre parole intérieure. Ces prises de conscience, fragmentaires, pointillées, fluidifient néanmoins l’organisation interne du « personnage ».
La connexion confiance/courage n’oriente vers la Connaissance que si elle fait bouger les lignes intérieures, ré-ouvre la mémoire, lui redonne vie c’est-à-dire plasticité et dynamisme. Sans cela il n’y a pas de changement possible.
LE DOUTE QUI MANGE SON PROPRE SUPPORT
Je me souviens de Peter Hersnack disant que « le doute, est ce qui mange son propre support ». Alors, est-ce que le yoga nous donne des moyens pour réduire les dégâts causés par ce petit rongeur ?
PARENTHÈSE
Le yoga est une discipline holistique qui met au service de celui qui le pratique l’héritage d’une pensée millénaire consignée dans un texte dont l’étude, parce qu’elle nous tend un miroir, est une pratique à part entière. On ne comprend rien au yoga si on ne comprend pas que ses mots, par une rumination et une répétition incessantes, rentrent dans le corps et y œuvrent à bas-bruit. Le yoga nous offre aussi des propositions de postures corporelles à la fois très précises mais modulables selon le but spécifique et la constitution de chacun, adjointes à des propositions respiratoires et mentales permettant d’ameublir le terrain de l’intérieur de plus en plus profondément. De plus son enseignement est oral et se donne dans le cadre d’une interaction attentive et bienveillante entre élève et professeur. Cela lui donne de grandes capacités, à la longue, de faire bouger le « système » entier de celui qui le pratique.
LA BRANCHE SUR LAQUELLE ON EST ASSIS
La géographie symbolique du yoga nomme le bas du tronc mūla, mot qui signifie « racine ». Il désigne par là un fondement - mot qu’emploie bien la langue française à cet endroit, le nommant aussi plancher pelvien et dont le dictionnaire dit que c’est la zone caudale du tronc. Pour l’Inde il est le lieu à partir de quoi les premières cellule du fœtus se sont développées pour constituer par extension, la colonne et la tête, et elle place là, les mémoires les plus anciennes. Mais je me souviens aussi de Peter Hersnack traçant sur un paper-board une ligne horizontale allant d’une tête de fémur à l’autre croisant en ce lieu cette force verticale. Si l’être humain est lesté par ce lieu racine, réservoir de passé déjà à sa naissance, une fois né il est destiné à tracer son chemin le plus librement possible.
Un des défis de la pratique est d’ouvrir les articulations du bassin, d’en faire un passage plutôt qu’une bassine, de redonner de la conscience et de la liberté autour du sacrum, de mettre celui qui pratique en relation vivante avec ce lieu racine. Et vivante veut dire qu’elle concerne aussi la mémoire, qu’elle peut faire bouger les choses, que dans les couches de sédiments qui s’y trouvent des réorganisations peuvent se faire, des choix, des tris, une résilience [2].
C’EST L’HORIZON QUI FAIT TENIR
Mais, parce que le yoga est une discipline holistique il sait très bien que c’est la connexion de cette puissance de la base avec l’ensemble du système qui peut permettre à une personne de tenir, comme dit Desikachar, car ce qui fait tenir c’est d’avoir un horizon, c’est la connexion de la puissances de mūla, avec celle de candra, le croissant de lune qui éclaire le chemin et contient l’élixir de vie, et que la même géographie symbolique place dans la boite crânienne. C’est elle qui donne l’horizon, la direction, le désir. Les jambes vont dans la direction que candra indique. L’histoire est longue qui oriente la pratique vers la réassurance en soi-même, vers la foi dans la direction choisie. Elle passe par les forces qui agissent dans les espaces intermédiaires du tronc, celles qui mettent du cœur au ventre. Je ne peux, dans le cadre de cet article que vous référer à l’enseignement de Peter Hersnack dans La chair vivante [3].
J’espère ne pas paraître naïve dans ma conviction que le yoga a des moyens pour rentrer en interaction avec notre système entier et opérer des transformations dans un potentiel aussi « privé » que ce que le yoga désigne par ce mot de śraddhā et dont beaucoup de personnes disent manquer...
[1] In Au-delà du corps (Cahier n°8 de Présence d’Esprit)
[2] Boris Cyrulnik - La mémoire traumatique
[3] Cahier n°3 de Présence d’Esprit